Article initialement publié sur La Tribune
Lorsque l’on pense industrie, on a souvent l’image d’activités fortement énergivores et émettrices de CO2. Pourtant la réindustrialision d’un pays comme la France, qui possède déjà une électricité bas-carbone, est un puissant levier de baisse de l’empreinte carbone. Les politiques climatiques doivent donc se penser dans une optique bien plus large que la seule vision énergétique. Par Anais Voy-Gillis, chercheuse associée à l'université de Haute-Alsace et Greg De Temmerman, directeur général du think tank Zenon Research et chercheur associé à Mines ParisTech-PSL.
La COP26 et sa longue préparation ont vu de nombreux pays afficher des ambitions renforcées en matière de lutte contre le changement climatique par la réduction des gaz à effet de serre et l’atteinte de la neutralité carbone. 80% de l’économie mondiale est donc dorénavant impliquée formellement dans cette trajectoire, bien que les politiques publiques de ces pays soient encore insuffisantes pour respecter l’Accord de Paris. En parallèle, la crise énergétique actuelle, marquée par la flambée des prix des matières premières avec un impact sur toute l’économie, nous rappelle que notre forte dépendance aux énergies fossiles (65% de l’énergie finale en France) complique le chemin de la transition énergétique de nos économies et de nos sociétés.
En France, la publication récente parRTE, opérateur public du réseau d’électricité, de l’étude prospective « Futurs énergétiques 2050 » propose des scénarios énergétiques compatibles avec l’atteinte de la neutralité carbone en2050. 6 scénarios sont ainsi détaillés, allant d’un parc composé à 100% d’énergies renouvelables à un parc mixte avec 50% de nucléaire. Très attendu pour les arbitrages des pouvoirs publics sur la construction de nouveaux réacteurs nucléaires de type EPR, ce rapport aborde également une dimension relativement négligée – et contre-intuitive – dans la quadrature du cercle de la transition énergétique : le rôle bénéfique de la réindustrialisation de la France dans la baisse de son empreinte carbone.
L’empreinte carbone est constituée des émissions directes sur le territoire français, production de biens destinés à la consommation intérieure et émissions directe des ménages, ainsi que des émissions associées aux biens et services importés. En 2016, l’empreinte carbone s’établit à environ 660 millions de tonnes de CO2eq[1] alors que la totalité des émissions territoriales s’élève à près de 440 millions de tonnes. Si les émissions nationales ont baissé de 25% entre 2000 et 2019, en raison notamment d’une nouvelle vague de désindustrialisation de la France, la part liée aux importations est restée relativement stable sur la même période. Cette dépendance aux importations se retrouve également dans la consommation énergétique. L’INSEE estime ainsi que trois quarts de l’énergie finale consommée par les ménages provient de l’énergie grise nécessaire pour produire les biens importés et consommés.
Cette forte part des importations dans l’empreinte carbone rend l’atteinte de la neutralité en France tributaire des trajectoires d’émissions dans les autres pays qui exportent vers notre pays. La Chine prévoit une neutralité carbone atteinte en 2060. Même si le mix énergétique français est encore majoritairement carboné, l’électricité française présente une intensité carbone parmi les plus basses au monde, lui donnant un avantage compétitif pour toute production dépendante de l’électricité. RTE estime ainsi que si tous les biens manufacturés importés étaient produits enFrance, l’empreinte carbone diminuerait de 75 millions de tonnes de CO2eq. En prenant l’exemple du textile, 1kg de textile produit en France a une empreinte carbone 2 fois plus faible que s’il était produit en Chine. Relocaliser 25% de la production de textiles achetés en France diminuerait l’empreinte carbone de 3,5 millions de tonnes de CO2eq par an.
En pratique, l’effet des relocalisations dépend de leur ampleur, des trajectoires suivies par les autres pays, de la balance importations-exportations et de l’efficacité de la décarbonation de l’énergie en France. RTE estime également qu’une réindustrialisation forte permettrait, d’ici 2050, d’éviter l’émissions de 900millions de tonnes de CO2 par rapport à un scénario tendanciel sans changement majeur de la structure industrielle. Cette augmentation de la production industrielle en France s’appuie sur l’acquis d’un mix électrique déjà décarboné. Dans son scénario de réindustrialisation forte, RTE prévoit une augmentation de la demande en électricité comprise entre 8 et 16% par rapport au scénario de base. Ce dernier prévoit déjà une augmentation de 35% de la consommation d’électricité d’ici 2050.
Par ailleurs, le sujet de la réindustrialisation ne se réduit pas à la relocalisation des étapes d’assemblage, mais s’accompagne d’une réflexion plus globale sur les étapes en amont comme l’extraction et le raffinage de certaines matières premières, mais aussi en aval avec la distribution des produits et leur recyclage. Or, bien souvent cette variable de l’empreinte carbone à toutes les étapes de la chaîne de production est faiblement intégrée dans l’approche de décarbonation, car elle sous-entend d’avoir une réflexion plus globale sur la stratégie des entreprises, leurs logiques d’approvisionnements et les choix de matières, la conception du produit et la gestion de sa fin de vie. Autrement dit, la décarbonation de notre économie appelle à une réflexion à la fois sur l’ensemble de la chaîne de valeur d’un produit fini, mais également sur son cycle de vie.
Pour se faire, la réindustrialisation est à penser selon une logique d’écosystèmes productifs territoriaux, seul moyen de recréer de vrais circuits courts. Or, beaucoup de secteurs industriels reposent sur des stratégies d’approvisionnements mondiales, notamment en raison d’une recherche du moindre prix, souvent au détriment des aspects sociaux et environnementaux. Il existe de nombreuses entreprises en France capables de répondre à des demandes diverses, y compris dans l’électronique, mais encore faut-il qu’elles soient connues par leurs pairs. Les acteurs publics ont sûrement un rôle à jouer dans la valorisation des entreprises de leurs territoires pouvant répondre aux exigences de décarbonation d’autres industriels.
Enfin, la logique de réindustrialisation ne doit absolument pas être pensée uniquement à travers le prisme de la décarbonation de l’économie, mais intégrer une vision plus large comme l’impact des choix industriels sur la biodiversité, dans la mesure où l’augmentation de de la production industrielle réalisée en France aura des incidences sur les milieux et les écosystèmes. La surconsommation de produits manufacturés est également incompatible avec nos objectifs environnementaux, de sorte que le modèle économique des entreprises fondé le principe de massification de la production pour baisser les coûts unitaires de production est remis en cause par un impératif de sobriété dans la consommation. La gestion des déchets et du recyclage est également à poser à la fois dans une logique de recherche de souveraineté, mais aussi de tensions sur certaines matières premières critiques.
Dernier point, il est impératif de prendre garde à la facilité de certains discours sur la neutralité carbone[2]. La neutralité carbone n’existe pas à l’échelle d’une entreprise, ainsi quand une entreprise dit être « neutre » cela signifie qu’elle compense ses émissions, mais pas forcément qu’elle les réduit. L’enjeu est donc bien une réduction durable et drastique des émissions. Cette clarification est nécessaire, au moins pour le consommateur qui pourrait être induit en erreur par des stratégies de « greenwashing ». Ainsi, pour contribuer à la réduction des émissions, l’action des entreprises est double : se donner les moyens de réduire leurs émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre, et la relocalisation fait partie des hypothèses pertinentes pour cela, mais aussi réfléchir à des moyens d’augmenter les puits de carbone dans ses sites ou sur la chaîne de valeur pour contribuer à l’effort global de baisse des émissions nettes.
Il serait tentant d’incriminer l’industrie comme obstacle aux objectifs des Accords de Paris alors qu’elle détient une part de la solution environnementale. La baisse des émissions doit donc se penser dans un champ large et dans le cadre d’une vraie stratégie climatique et industrielle avec des objectifs à court, moyen et long terme.Cette dernière aura par exemple un fort impact dimensionnant sur la consommation énergétique. Or, déployer des moyens de production électriques prend du temps cette inertie implique une feuille de route claire et ambitieuse.
[1] Équivalent CO₂.
[2] Le GIEC la définit comme un équilibre entre les émissions et les absorptions de CO2 à l’échelle du globe.